Son regard croise celui de la bête. Froid comme le gel, glacial comme le vent.
Pourtant, ces yeux sont d'ambre. Chauds, chatoyants, chaleureux. Mais tous ces mots semblent bien loin de lui ; comme si il ne les avait jamais prononcés, comme si il n'y avait jamais pensé, ne serait-ce qu'une seule fois. Un dôme de verre l'entoure. Une barrière de glace emprisonne son esprit. Voilà ce qu'on peut lire rien que dans ces yeux. Simple non ? On peut y décoder toute une personnalité.

Apparemment, le matou gris n'attendait pas de réponse. Il pivota sur ses talons et percuta violemment Alouettes. Pas besoin de vous faire un tableau je pense. Il n'est pas compliqué de vous imaginer que le ruisseau était juste à côté et qu'il a atterri dedans, à son grand daim par ailleurs. Le contact avec l'eau l'électrisa. Elle n'était pas gelée, mais dire qu'elle était glaciale fut parfait. La saison des feuilles mortes touchait à sa fin, et celle des neiges allait commencer dans peu de temps. Autant dire qu'avec ces températures qui dégringolent, l'eau n'allait pas tarder à baisser en chaleur elle-aussi.
Heureusement, le ruisseau n'était pas profond, et Souffle des Alouettes était assez grand pour y avoir patte, l'eau lui arrivant non loin des flans. Se lever lui demanda pas mal d'efforts. Il s'ébroua mais transi jusqu'aux os, il ne pouvait s'empêcher de claquer des dents. Ses coussinets étaient complètement pris par le froid, et il avait du mal à ressentir ce qu'il avait sous ses pattes ; que ce fut une pierre polie ou un caillou pointu, il ne sentait rien avant d'avoir mis la patte dessus. Il tomba deux fois encore dans le ruisseau avant de réussir à s'en extirper. Il entendit vaguement les paroles du chat gris, mais tellement absorbé dans sa tâche d'échapper à l'eau qu'il ne prit pas la peine d'y répondre. Il ne vit pas non plus l'attitude narquoise, hautaine même, et son sifflement.

Bien essayé, mais c'est Souffle des Alouettes, dit-il dans un demi sourire.

Il s'ébroua à nouveau, cette fois-ci sûr qu'il ne retomberait pas, et éclaboussa l'autre félin.  Sûr, c'était un membre du clan du Ciel. Malgré son pelage gris peu habituel, il n'arrivait pas à mettre un nom sur sa tête. Il était pourtant sûr de l'avoir déjà croisé quelque part, si ce n'est dans le camp. Ses yeux ambrés, qui le regardait presque avec espièglerie, il en avait déjà entendu parler. Mais il lui était évidemment impossible de s'en rappeler. Le nombre de chats qui défilaient ces derniers temps dans sa tanière ne cessait d'augmenter. Sans compter tous ceux du clan du Ciel, bien évidemment. Sa flamboyante mémoire montrait-là encore une fois sa fabuleuse capacité de poisson rouge.

Souffle des Alouettes regarda autour de lui. L'endroit était entièrement désert, à part eux deux. Le ruisseau continuait de couler tranquillement, sans faire attention au pesant silence qui régnait. Pas un cri d'oiseau. Les rochers se voyaient presque à perte de vue, parfois recouverts d'une mousse humide et glissante. Un maigre bois entourait le lieu, le protégeant assez bien des assauts furieux du vent. Les arbres, non loin, recommençaient à s'agiter. Leurs feuilles semblaient s'ébrouer et les branches claquaient dans les airs. C'était un simple constat. Il fallait qu'il soit rentré au camp avant que la tempête de reprenne force et vigueur. Mais ses réserves ne se rempliraient pas toutes seules de feuilles de bourrache. Et pour traiter les excès de fièvre dont le clan allait être victime la saison prochaine, il en avait besoin, plus que tout. Sa récolte allait devoir être efficace. Mais pour cela, il s'était imaginé avoir plus de temps. Et là, le temps allait finir par lui manquer s'il restait ici comme un idiot, à regarder alentour, les yeux dans le vague.

D'une voix nullement autoritaire, rendue un peu chevrotante par le froid et rauque, il s'adressa au gris matou en choisissant bien ces mots. Bien qu'il ait une sainte horreur de demander de l'aide, sous une quelconque forme, il n'avait malheureusement pas le choix dans cette situation.

Il va me falloir du temps pour récolter tout ce dont j'ai besoin ... Une seconde gueule ne serait pas de refus.

Désolée de l'attente, complètement zappée.

Un regard. Qui voulait tout dire. Mais qu'il ne vit pas. Ou qu'il ne voulait pas voir. À moins qu'il ne l'ait vu mais qu'il ne voulut pas le comprendre.
Aller dans son esprit, prendre place et s'installer, voir, regarder, interpréter, comprendre. Information. Interprétation.
Souffle des Alouettes faillit l'appeler, mais au moment-même où l'idée pénétra son esprit, au moment où son cerveau lui commandait d'ouvrir sa gueule, il se rappela - enfin - qu'il ne savait pas comment il s'appelait.
Il aurait largement préféré qu'il refuse. La phrase qu'il prononça lui prouva le contraire. Et bien qu'une once de dédain baignait dans ses propos, Alouettes acquiesça doucement de la tête. Un jour ou un autre, il faudrait bien qu'il s'y fasse. Mais le temps pressait, et le moment n'était pas encore venu.
Il le vit partir en direction d'un petit buisson aux branches rabougries et en croque le bout. Dans sa tête, Alouettes se demandait ce qu'il faisait. Et il lui déposa sa petite récolte devant les pattes, avec un drôle d'air. C'était de petites baies violettes. Il se pencha et les renifla. Baies de genévrier. Parfaites contre toutes sortes de rhumes et parfois utilisées pour les maux de ventres. Il avisa le genévrier. Remarqua les branches qui en contenait le plus et d'un signe de la queue invita le matou gris à le suivre.

Des baies de genévrier. On va en prendre deux branches chacun. Prends celles qui ont le plus de baies.

Peut-être devait-il lui faire un cours sur ce à quoi elles servaient ? Tout en le regardant se piquer le museau sur les aiguilles, il se rendit compte de la lumière qui brillait dans ses yeux. Il était acharné, ambitieux. Son instinct lui disait de garder ses connaissances pour lui. Il se méfiait. Et si le matou racontait ce qu'il lui avait appris aux autres guerriers ? Lui ne servirait plus à rien, son rôle de guérisseur prendrait fin.

Il avait besoin aussi de bourrache et de pas-d'âne. Mais trouver de la bourrache à cette saison allait être ardu. Cette plante, passant la saison des neiges en graine, ne ressortait qu'au printemps. Et ses réserves étaient quasi épuisées. Le reste, il ne se faisait pas de souci.

Bon. C'est toujours mieux que rien. Ah au fait, tu es qui ? Je veux dire, dans ton clan ?