Le soleil dardait à peine ses rayons, éclairant d'une douce lumière le sable fin de la plage du Territoire du Clan du Sable, le réchauffant dès les premiers contacts. Les vagues continuaient inlassablement leur mouvement continu, sans jamais se lasser, humidifiant et rafraîchissant les grains dorés. La saison des feuilles vertes s'installait progressivement, les matins se réchauffaient et les félins finissaient de se débarrasser de leur fourrure superflue. La belle saison mettait du baume au coeur des habitants de la forêt. Elle était comme qui dirait synonyme d'apaisement, de facilité peut-être dans leur vie. Le gibier sortait plus imprudemment de son trou, le beau temps montait leur moral au beau fixe.
On pouvait dire que je ne faisais pas exception à cette généralité, même si mon rôle de lieutenante m'obligeait à garder à l'esprit que les difficultés arrivent sans prévenir. Quelques petits étirements, une toilette rapide, et j'étais prête à commencer ma journée. D'un coup d'oeil rapide vers le tas de gibier, je repérai un groupe de guerrier qui discutaient, visiblement encore un peu endormis. En quelques pas, je m'approchais d'eux et leur demandais de partir pour s'occuper du marquage. Je saluai rapidement des couples mentors/apprentis qui se dirigeaient vers les divers territoires pour un entraînement matinal, avant de désigner quelques guerriers restants pour la patrouille de chasse.
Mes devoirs ainsi accomplis de manière, il fallait bien le dire, assez automatique, je repassai un coup de langue sur mon poitrail, réfléchissant à l'organisation de ma propre journée. Je me sentais bien trop pleine d'énergie pour rester au camp, ou pour simplement chasser à proximité du camp... Hum... Pourquoi pas les Terres Libres ? Cela faisait déjà un petit moment que je n'y avais pas poser un coussinet, et il serait peut-être bon pour les félins du camp de déguster quelques proies lointaines, pour diversifier un peu leur menu. Il me semblait d'ailleurs que les poissons de la Rivière aux Deux Faces n'étaient pas semblables à ceux que l'on pouvait pêcher dans notre mer.
Mon choix ainsi déterminé, je prévins quelques anciens de mon intention, afin de ne pas être introuvable en cas de besoin, et je sortis du camp, prenant la direction de la rivière. A mon grand bonheur, je pus constater que la forêt guérissait doucement de ses séquelles passés. Les troncs brûlés se recouvraient d'une fine couche de verdure, les arbres se paraient de leur plus beau feuillage, et l'odeur sylvestre se réinstallait peu à peu. Tout prenait un nouveau départ, les animaux comme les végétaux. Galvanisée par mes observations, j'accélérai ma cadence, commençant une course à travers les arbres.
Quelques temps plus tard, les odeurs mêlées de tous les Clans m'apprirent que j'approchai des Terres Libres. D'ailleurs, un léger clapotis m'indiquait la proximité du cours d'eau que je recherchais, et au fur et à mesure que j'avançai, l'odeur de la rivière emplissait les alentours. Et jour de chance pour moi, les poissons semblaient être de sortie. Sans un bruit, prenant bien le soin de vérifier la position de mon ombre, je me postais au bord de l'eau, patientant jusqu'à l'arrivée d'une proie. Quelques instants suffirent avant qu'une ombre passe sous l'onde miroitante. A ce signal, ma patte plongea pour sortir le poisson de son habitat. Un coup de dent et ma pauvre victime arrêta de gigoter.
Plusieurs poissons pêchés plus tard, je remarquai que le soleil était bien plus avancé dans sa course que je ne l'avais pensé. Enterrant mes prises à l'ombre d'un fourrés, je remontai le cours d'eau sur plusieurs mètres, prévoyant de continuer ma pêche à un endroit un peu plus éloigné, avant de retourner ramener mon butin au camp. Cependant, à ma grande surprise, une odeur étrangère emplit mes narines. Enfin... étrangère... C'était celle du Clan des Rocs. Je n'avais pas côtoyer beaucoup de félins de ce Clan hormis lors des assemblées, mais l'impression qu'avait fait leur chef à la dernière m'avait laissé un léger goût amer. Bien vite, la silhouette d'une chatte se détacha. Sa fourrure était proéminente, et d'un beau brun. Elle m'avait visiblement entendu ou sentie arriver elle aussi, et se postait sur ses gardes. Mon étonnement précédent me paraissait d'un coup bien idiot. Je me trouvais sur une Terre Libre, non sur un territoire de mon Clan. Je n'avais aucune raison d'être aussi tendue. Néanmoins, je ne pouvais m'empêcher de me tenir prête face à un possible assaut de sa part. Il fallait s'attendre à tout par les temps qui courrait. D'un voix neutre, je lui lançai :

- Tu es un chat du Clan des Rocs, mais je ne t'ai jamais vu aux Assemblées. Qui es-tu ?

Le silence n'eut guère le temps de prôner plus de dix secondes, et je ne pus profiter de quelques instants de contemplation de l'eau qui miroitait à mes côtés. Je devais me contenter de sa douce musique en bruit de fond, en portant mon attention sur la réponse de la féline en face de moi.

- Crâne de Sirène, lieutenante des Rocs. Et toi, tu es sans doute Flamme Sauvage. Ravie de te rencontrer.

Agréablement dit tout ça. Ca n'avait rien d'étonnant entre félins de deux clans différents. Peut-être s'était-elle sentie froissée que je demande son identité, alors qu'elle était la nouvelle lieutenante de son Clan. Effectivement, je m'étais sentie légèrement gênée en apprenant son rang, néanmoins il était normal pour moi d'ignorer les changements de direction des Clans adverses. Secouant une seconde mes moustaches, je me dis qu'après tout, c'était sans importance, d'autant plus qu'elle connaissait déjà mon identité, je n'avais donc pas besoin de m'étendre plus que nécessaire en présentation.

- Oui, c'est bien moi. Enchantée de même.

J'avais repris une expression habituelle, c'est-à-dire avec un petit sourire en coin, ni moqueur, ni spécialement amical. Un sourire de politesse, c'était de cette façon que j'aimais le décrire. Cependant, je n'étais pas hypocrite, même si le terme d'"enchantée" n'était peut-être pas le mieux approprié à la situation. J'étais simplement contente de mettre un visage et un nom sur le personnage de la lieutenante du Clan des Rocs, même si je n'avais aucune information supplémentaire à apporter à son profil.
La tension présente devenait de plus en plus lourde. Le silence se maintenait et Crâne de Sirène se campait bien droite sur ses pattes, comme si je m'apprêtais à lui sauter dessus pour lui arracher les oreilles. Certes, je me tenais moi aussi sur mes gardes, mais je ne pensais pas être aussi tendue qu'elle. Ca promettait... Je retins un petit soupir en remarquant que la nouvelle lieutenante se mettait à bouger pour s'avancer dans ma direction. Il n'y avait rien de menaçant, je ne pris donc pas la peine de bouger de mon côté. Par contre, son attitude me dérangea quelque peu. Elle me regardait de haut, comme si elle était une grande chef, et moi un pauvre chaton insolent. Elle, nouvelle lieutenante. Le pouvoir, ça monte vite à la tête, faut croire. Mes moustaches s'agitèrent d'exaspération, mais je ne dis rien, me redressant simplement pour me tenir à son niveau de droiture. Une guerre froide commençait à s'installer, insidieusement, quand finalement, Crâne de Sirène décida de briser le silence.

- Alors... Qu’est-ce que tu viens faire ici ?

Ca, c'était une tentative loupé de paraître un brin aimable. Il lui aurait fallu enlever cet aire prétentieux pour être plus crédible. Au fond de moi, je devais bien avouer que ces réactions m'amusait un peu, mais je n'étais pas du genre à la provoquer. Je ne tirerais aucun bénéfice de ce genre d'attitude. Par contre, si elle voulait jouer à ça, grand bien lui fasse. Je tournais mes perles orangées vers le cours d'eau qui suivait son chemin, silencieusement, et observa une seconde ou deux les ombres des poissons passaient sous sa surface. Un peu plus et j'oubliais mon but premier.

- Je suis venue pêcher dans la rivière. Et toi ?

Nos deux iris semblaient se livrer un véritable duel. L'atmosphère gagnait en électricité à chaque seconde écoulée, et je commençai sérieusement à me demander pourquoi je n'étais pas encore partie... Pour éviter de faire penser à une fuite peut-être ? Crâne de Sirène se ferait un trop grand plaisir de le faire remarquer, et je n'avais pas vraiment envie de parler à une lieutenante qui avait la mentalité d'une enfant gâtée. Rien qu'à apercevoir le mouvement de ses moustaches, je comprenais qu'elle était irritée par la question que je venais de lui poser. Vraiment, je ne la connaissais que depuis quelques minutes, et je trouvais déjà que discuter avec elle était une véritable plaie. Cependant, en lieutenante bien élevée, je me devais de ne pas entrer dans son jeu de provocation. Si elle voulait m'arracher les moustaches, qu'elle vienne, elle verrait comment elle serait reçue.

-  Ça ne te regarde pas !

Sans pouvoir m'en empêcher, je roulai des yeux devant tant d'immaturité. Je n'avais retourné la question que par simple politesse, et non par véritable intérêt. Ce n'était pas dans mes habitudes, mais je me surpris à avoir pitié du Clan des Rocs d'avoir une lieutenante comme elle. Avoir un rang élevé requiert un minimum de maturité, si on ne veut pas voir son Clan couler inutilement suite à un conflit qui aurait pu être facilement évité. Les images de la dernière Assemblée me revinrent en tête, et je pensais à Etoile du Matin. Finalement, Crâne de Sirène était à son image. Il n'y aurait donc qu'avec le Clan de la Terre que j'arriverais à m'entendre... Je poussais un soupir, tout cela ne me concernait en rien après tout, tout ce qui pouvait me toucher, ce serait la mauvaise entente entre les Clan des Rocs et du Sable. Mais ce n'était pas comme si les quatre Clans s'adoraient non plus...
Je reportai mon attention vers la féline en face de moi. Ses prunelles brillaient d'une drôle de lueur. Oh, je me doutais depuis le début qu'elle cherchait simplement à me provoquer. Mais j'étais plus têtue que cela. J'avais toujours détesté marcher dans les intentions des autres, et par simple esprit de contradiction, je ne me donnerai même pas la peine de sortir mes griffes... Pas en première du moins. Mais elle pouvait se féliciter : elle avait réussi à gâcher ma journée avec sa mine de cimetière. Me redressant légèrement, je plantai mes iris dans les siennes, et déclara en haussant un sourcil :

- Ma raison ne te regardait pas non plus.

Je sentais qu'elle n'appréciait pas du tout être froissée à ce point. Elle tentait de me provoquer, mais elle n'était pas la première à le faire. J'avais connu ça depuis que j'étais née, et je devais bien l'avouer, je répondais ou non selon mon humeur. Et là... Je n'avais pas envie de me battre. En poussant un autre soupir, je fermai quelques secondes les yeux, avant de me donner un coup de langue sur la patte avant en lançant d'un ton légèrement ennuyé :

- Enfin... Ca doit être une question d'éducation...

Du coin de l'oeil, je remarquai la réaction virulente de la lieutenante à la fourrure fournie. Bien campée sur ses pattes, les poils hérissés au maximum, la posture d'attaque et d'intimidation ordinaire des félins. Je ne pouvais pas dire que je ne m'y attendais pas, au contraire, elle agissait de manière prévisible. Si les rôles avaient été inversés, j'aurais sûrement fait la même chose. Mais les regrets et les mouvements de conscience ne semblaient plus compter pour le moment. Au fond de moi, je me disais tout de même que tout cela tournait en un jeu bête. Cependant, une fois qu'on y a mis une patte, c'est très difficile de la retirer. Je dirigeai mes perles orangées vers les siennes. Si les regards pouvaient tuer... Je ne devais pas être bien plus reluisante, avec ce mélange de mépris et d'exaspération que je ressentais et qui devait immanquablement se lire dans mon regard.

- Peut-être que TOI tu as eu tes deux parents, mais pas moi. Alors t'as pas le droit de me juger. Tu sais ce qu'elle te dit, hein, celle qui est mal éduquée ?

J'aurais dû m'y attendre. Non, je m'y attendais. Pourtant, anticiper sa réaction n'avait en aucune façon modifier la mienne. Mon sang ne fit qu'un tour, et la fureur balaya toutes les autres émotions présentes dans ma tête. D'un mouvement brusque, j'adoptai une position similaire à la sienne, les muscles des pattes arrières bandés, la fourrure qui avait doublés de volume, la queue qui fouettait furieusement, les oreilles collées sur l'arrière de mon crâne, les crocs dévoilés. Les quelques souvenirs que j'avais de mes parents me revinrent. Mais celui qui prenait le plus de place, c'était celui de ce matin où je m'étais réveillée complètement seule, abandonnée par les deux êtres qui m'avaient donné la vie. Elle ne pouvait pas savoir. Elle ne pouvait pas avoir idée du rôle que l'éducation avait eu dans mon intégration au Clan du Sable. Obligée de respecter les codes à la lettre, surveillée tout le temps, comme si l'on cherchait un prétexte pour me faire partir. N'avoir pour seule option que d'être irréprochable. Le sentiment de frustration que j'avais encore au fond du coeur et que je n'avais toujours pas surmonté après tout ce temps. Elle ne pouvait pas les soupçonner.

- J'attends qu'elle me le dise ! Pas envie d'être dans sa tête moi !

Ce n'était pas de sa faute, néanmoins, l'énervement prenait le dessus, et je lâchais un feulement rageur. Pourtant, à la seconde où le son franchissait mes mâchoires crispées, je me rendis compte que j'avais oublié ma résolution d'il y a quelques minutes. Je venais de sauter à quatre pattes dans son jeu. Mes moustaches frémirent d'exaspération pour lui avoir donner la satisfaction de m'emporter. Ma fourrure retomba d'un coup, mes oreilles se redressèrent, ma queue se stabilisa, mais ma mâchoire restaient obstinément fermée, et mes yeux lançaient encore des éclairs. Il fallait que je reprenne mon calme, une bagarre n'allait rien apporter de bon, et Etoile d'Aurore n'avait vraiment pas besoin de ça en plus sur le dos.
Des yeux, je cherchai un moyen de retrouver toute ma contenance, quand je repérai un mouvement dans l'onde qui courrait. Des poissons se trouvaient non loin de la surface, et d'un coup, la raison de ma venue ici me revint en pleine figure. Voilà ce qu'il me fallait. Ignorer cette Crâne de Sirène. Je m'approchai d'un pas de velours de la rivière, prenant bien soin de vérifier que mon ombre n'allait pas se projeter sur la surface, et d'un geste rapide, ma patte plongea dans l'élément aqueux, et fit sauter un beau poisson argenté. D'un coup de dent, je l'achevai et me remis en position de chasse. Je ne me préoccupai pas du tout de ce que pouvait faire la lieutenante des Rocs. Si elle voulait m'attaquer, qu'elle le fasse, son ombre ferait fuir mes proies, et je ne manquerai pas de la remarquer.

HRP:

De nombreuses silhouettes de gibier aquatique se dessinaient sous la surface miroitante de l'eau de la rivière. Je me tenais toujours dans la même position, sans bouger d'une longueur de poils, la patte légèrement levée. La patience prenait une place importante dans les parties de pêche, et les félins du Clan du Sable apprenait très tôt à faire preuve de sang-froid, pour rester longtemps sans bouger, si ça devenait nécessaire. Je gardais toutefois un oeil sur l'autre lieutenante qui semblait rester sans bouger dans mon dos. Je n'avais pas le moins du monde peur d'elle, cependant je ne pouvais pas lui faire confiance, après sa précédente démonstration d'antipathie. Je n'étais pas en mesure d'affirmer avec certitude qu'elle n'allait pas m'attaquer par derrière, pour honorer son rang. Je ne la connaissais pas. Peut-être que je me trompais lourdement sur elle, néanmoins, je ne pouvais pas me permettre de prendre le risque.
D'ailleurs, je ne tardais pas à remarquer son ombre passait sur l'eau. Pourtant, à ma grande surprise, elle ne se dirigea pas dans ma direction, mais elle se positionna à quelques longueurs de queue de ma position. Et le plus inattendu... Elle fixait l'onde, comme si elle avait pour projet de pêcher. Je ne m'y attendais pas le moins du monde. Malheureusement pour elle, elle était mal partie. Son ombre avait fait fuir la plupart des poissons, et je voyais bien qu'elle ne savait pas du tout par quoi commencer. J'avais du mal à la comprendre. Pourquoi tentait-elle de m'imiter ? Elle devait bien se douter qu'elle n'y arriverait pas. Les apprentis du Clan du Sable mettaient des lunes et des lunes avant de pêcher leur premier poissons, et certains, même passés guerriers, restaient de piètres chasseurs aquatiques. Alors comment pouvait-elle espérer y arriver du premier coup ? Je devais pourtant avouer qu'elle avait le mérite d'essayer.
Décidant de mettre en suspend ma chasse personnelle, j'observai d'un regard discret comme Crâne de Sirène se débrouillait. Repérant un poisson passer près de la surface, elle enfonça d'un seul coup la patte dans l'eau. Cependant, le coup était trop fort, et trop voyant. Sa proie n'eut qu'à nager dans le fond du lit de la rivière pour lui échapper. Visiblement honteuse de son échec, la lieutenante des Rocs, passablement énervée, plongea sa patte encore plus violemment dans l'onde, et un poisson valsa hors de l'eau, à une hauteur bien trop conséquente pour qu'elle soit en mesure de le rattraper. La proie retrouva son environnement aquatique, et s'enfuit, accompagné de tous ses congénères. A présent, même moi je ne pouvais plus pêcher.
Nous restâmes toutes deux sans rien dire. Je ne voyais pas trop quoi ajouter, sachant pertinemment que quoi que je puisse annoncer, la féline à l'épaisse fourrure le prendrait mal. D'un autre côté, je n'avais plus vraiment grand chose à faire ici. Ma partie de chasse tombait à l'eau, et visiblement, je n'allais pas simplement taper la causette avec elle... Et il était hors de question que je me batte. Alors quoi faire ? Peut-être partir. Mais avant, je tenais tout de même à dire quelque chose.

- C'était courageux d'essayer de pêcher. Pourtant, je pense qu'il ne faut pas tenter de briller dans des domaines totalement étrangers pour nous. Je serais incapable de chasser du mouflons, contrairement aux félins des Rocs. Chaque Clan a une spécialité. C'est pour ça qu'ils existent. Tu ne penses pas ?