Je connaissais les paroles dites dans notre dos. La justice? Quelle justice? Et pourquoi sommes-nous les punis, alors que nous n’avions rien fait? Justement, c’était bien là que plusieurs opinions divergeaient. Les uns clamaient que ces combattants – la plupart étant des guerriers aguerris au flair infaillible et à l’instinct indiscutable – avaient fermé les yeux sur les évènements qui ont mené à cet incendie forestier. Pourquoi, se demandaient-ils. Comment ne l’avaient-ils pas compris plus tôt? Voulaient-ils rester loyaux à leur chef – ce qu’on ne pouvait leur blâmer, aussi. Nourrissaient-ils des doutes depuis le début mais à défaut de posséder suffisamment de preuves, ont abandonné, de peur de porter de fausses accusations sur leur meneur? Dans ma tête, il n’y avait que ses idées qui pouvaient expliquer le manque de vigilance – ou de volonté ou d’intérêt – de ses guerriers pour qu’une aventure aussi scandaleuse puisse leur passer sous le nez. La loyauté sans faille ou bien le soupçon incertain. C’était à revoir, évidemment, avant de sauter sur les plus folles conclusions mais pour l’heure, il n’y avait que ça qui comptait réellement, autant pour moi que pour la quasi-totalité du Clan des Étoiles: ils n’avaient rien fait, rien de rien. Ils avaient laissé le cours des choses se dérouler comme elles se sont déroulées, et tout le monde connaissait la finale dramatique qu’ont pris ses choses. Feu, sang, noir, cendres… Une journée de destruction, d’agitation de folie et de flammes affamées. C’est ce jour-là que ses – je les appellerai ainsi – inactifs sont venus nous rejoindre. C’est à ce moment que les hostilités ont commencé à chauffer, à se répandre comme de la poudre dans les rangs des guerriers de jadis, apportant dans leur cœur une graine de soupçon, qui n’attend qu’à disparaître ou à croître. D’un bord, la loyauté et la confiance que t’offrait un chef comptaient plus que tout autre maladresse ou erreur qui transgresserait les règles. De l’autre, le respect du code du guerrier passait avant toute chose; amour ou non, le Clan restait une priorité avant même ta propre vie. Qui croire? Qui blâmer? Comment trouver le vrai du faux et le faux du vrai? C’était bien là toute la complexité de l’affaire qui m’inquiétait. Je n’aurais jamais cru que toute cette histoire irait jusqu’à former deux tribus au sein d’un même Clan. Nous  étions supposés être les Étoiles, leur guide, leur messager, et nous voilà en train de nous quereller pour des sottises aussi idiotes! Bien sûr, quelques bontés de cœur laissaient tomber l’hypocrisie et l’égoïsme pour accueillir les nouveaux venus aussi chaleureusement que possible. C’était une douce attention, mais le mal avait déjà fait son œuvre, et ce n’était pas pour le mieux.

Assis sur le sol de poussières, j’observais du coin de l’œil un groupe d’apprentis qui se parlaient à voix basse, échappant quelques bribes de conversation à qui voudrait bien l’entendre, que les Clans du dessous succombaient peu à peu: la fierté et la fidélité de nos guerriers se faisait juger. C’était d’une tristesse… Mais je devais avouer que je n’étais pas mieux que les autres que j’appelais hypocrites. La confiance que j’avais offerte aux Clans s’effritait, je le sentais. Je ne savais plus si je pouvais me fier à leur bon jugement, les vivants s’aveuglant de tant de choses puissantes… l’amour, l’amitié, la vengeance ou la colère, le pouvoir et la force. Ils étaient instables, jamais bien loin du déséquilibre entre la raison et la dérision.

Je soupirais quand une légère brise vint affoler le bout de mes poils et lentement, je me tournais vers le jeune matou qui s’était installé à côté de moi. Il était d’un blanc limpide, aux yeux d’un coloris aussi immaculé que son pelage d’hiver. Son nom déjà? Je crois qu’il se prénommait Nuage Céleste, oui, j’en étais persuadé à présent: je me souviens de la première fois où je l’avais rencontré, je m’étais aussitôt dit que son nom, en plus de son physique, lui allait comme un gant, vu l’endroit où nous séjournerons pour le restant de notre vie ainsi que son apparence qu’on pourrait qualifier d’angélique, tant le blanc sur ses poils y resplendissait avec l’éclat des étoiles. J’eus un maigre sourire pour répondre à sa question et mon regard, pratiquement transparent, rencontra ses yeux bleus pervenche.

« À part que les gens se disputent, se mettent constamment à l’écart et se passent des messes basses, oui, tout va pour le mieux. Et toi? »

Je marquais une courte pause avant de faire un signe du menton en direction de l’endroit où il venait.

« Je t’ai vu aider ses nouveaux à s’accoutumer à leur nouvel environnement. Continue comme ça, ils méritent un accueil chaleureux et un repos paisible dans le Clan des Étoiles, après tout ce qu’ils ont vécu en bas. »

Un sourire fugace traversa le pan de mes lèvres alors que j’observais les étoiles qui se mettaient à pétiller dans les yeux de ce jeune novice. Il paraissait tout à fait ravi de savoir que j’accordais de l’importance à son opinion, ce qui ne me déplaisait pas tant que ça. Mais étais-je vraiment de « son côté »? J’en doutais pour tout vous avouez. Lui était certain que les membres du Clan des Étoiles étaient dans l’erreur. Qu’ils ne devraient pas accorder si peu d’importance à leurs semblables. Sur ce point, je dois avouer qu’il a raison: moi-même j’ai l’impression que le Clan semble se déchirer en deux camps distincts, incompatibles. Mais d’un autre côté, je ne pouvais pas les blâmer de se montrer aussi peu cléments avec les nouveaux venus. Ils se sentaient trahis, et par les chefs, et par leurs guerriers, alors qu’ils avaient fait tout cela pour les protéger d’une catastrophe. Mais personne, ou alors très peu, ont accordé de l’attention aux propos de notre « élu ». Je soupirais. Aussi, n’était-ce pas un peu de ma faute tout ce qui s’était passé, finalement? Si je n’aurais pas envoyé cette vision à un simple guerrier, peut-être que tout ceci n’aurait pas survenu. Peut-être que les enfants, les parents, ses braves guerriers qui se trouvaient à nos portes, ne seraient pas ici présentement. Mais était-ce entièrement de ma faute? Une partie de moi – la culpabilité et le doute qui m’envahissaient – me confirmaient que j’étais peut-être le seul à blâmer dans cette histoire. Cependant, en y réfléchissant bien, les chefs aussi avaient eu une part de responsabilité dans ces évènements. Des liaisons inter-clans, comme si nous pouvions le tolérer. De la part d’un chat ou d’un autre, ce genre de relation n’est pas permis, et la sanction peut même aller jusqu’à l’exclusion. De la part des chefs par contre… Je ne sais pas. Leur crime est d’autant plus grave, en sachant qu’ils sont nos représentants sur Terre, qu’ils sont ceux que nous avons choisis pour leur honnêteté, leur bravoure, leur courage et leur puissant attachement à leur Clan. La conséquence de leur acte sera décidée par les Anciens. Mais je les vois mal les prendre en pitié, simplement parce qu’ils ont dû abandonner leur amour pour nos règles. Le jugement, n’étant pas encore décidé, tout pouvait être possible. Retirer leurs neuf vies. Retirer leur autorité en tant que dirigeant. Le bannissement? Ils y penseraient peut-être. Mais rien n’était encore fait; il fallait encore jeter les dés. Baissant la tête vers le jeune matou, écoutant ce qu’il avait à dire, je me mis à sourire tristement avant de m’ébrouer un peu.  

« Ton devoir, pas vrai? Ton mentor devait être fier de toi, Nuage Céleste. Il t’a bien entraîné. Mais pourquoi penses-tu que tout le monde devrait faire comme toi? Que tout le monde devrait faire de même? »

Je l’avais dit sur un ton doux et paisible, sans la moindre aigreur dans le fond de la gorge. Je n’avais pas mentionné cela pour le rabaisser, juste, pour le faire réfléchir un peu. «Tout le monde devrait faire de même». Peut-être serait-ce la meilleure solution, mais les opinions divergeaient. Beaucoup. Trop. Et cela n’engendrerait que plus de conflits. De mon point de vue, même si je trouvais cette situation forte déplorable pour l’honneur et la réputation de notre Clan, je ne pouvais m’empêcher de me dire qu’ils avaient peut-être raison. Que les chats d’En bas ne nous respectaient plus, qu’ils nous avaient trahis, nous, les esprits qui veillaient sur eux depuis des siècles, des générations.  

« Penses-tu que nos guerriers nous auraient trahis? Penses-tu que notre colère n’est pas légitime? Nous les avons avertis. Mis en garde. Et ils ne nous ont pas écoutés. Je les comprends d’être en colère, malgré leur attitude, que je regrette néanmoins. Je le suis aussi… Mais c’est la première fois que nous sommes trahis. Aussi impunément. Aussi ouvertement. »

Me tournant vers l’apprenti neige, je lui adressais un regard empli de mélancolie. Mes yeux d’acier se plantèrent dans son regard, que je tentais de déchiffrer parmi les nuances d’éclats qui dansaient dans ses iris.

« À quoi penses-tu Nuage Céleste? Notre colère te semble-t-elle injuste? »

Ton devoir, pas vrai? Ton mentor devait être fier de toi, Nuage Céleste. Il t’a bien entraîné. Mais pourquoi penses-tu que tout le monde devrait faire comme toi? Que tout le monde devrait faire de même?

Nuage Celeste reflechit a la question d'Echo du Temps. A vrai dire, il ne savait pas vraiment pourquoi il faisait ca, seulement, quelque chose lui disait que c'etait la chose la plus juste a faire. Si seulement tout le monde pensait comme lui... Lorsqu'il avait rejoint ses ancetres l'avaient chaleureusement accueilli pour qu'il regrette le moins possible sa vie d'avant. Et cette gentillesse l'avait touche. Alors pourquoi ces chats qui avaient souffert dans l'incendie, qui avaient sacrifie leurs vies pour sauver celles de leurs camarades, pourquoi les ignorerait-on ? Ils meritaient d'etre entoures comme l'avait ete le jeune novice.

Penses-tu que nos guerriers nous auraient trahis? Penses-tu que notre colère n’est pas légitime? Nous les avons avertis. Mis en garde. Et ils ne nous ont pas écoutés. Je les comprends d’être en colère, malgré leur attitude, que je regrette néanmoins. Je le suis aussi… Mais c’est la première fois que nous sommes trahis. Aussi impunément. Aussi ouvertement.

Bien sur. Ils avaient raison d'etre en colere. Apres tout, c'etait aussi ce qu'avait ressenti le chat blanc lors de l'annonce du message a l'Assemblee. Ils ne les avaient pas crus. C'etait la premiere fois, certes, mais ca devait arriver. Un jour ou l'autre, un message serait mal interprete. De plus, meme si le felin respectait Echo du Temps, il lui reprochait au fond de lui de n'avoir pas choisi le bon messager. Furie Nocturne avait beau etre loyal, ce n'etait qu'un guerrier et il etait recevable que les autres clans croient qu'il ne s'agissait que d'un reve. Il aurait pu envoyer cette vision a un guerrisseur ou un chef. Finalement, tout etait de la faute des chefs. L'assemblee avait cru a ce reve mais ils l'avaient close en les rassurant, leur disant que c'etait faux. Pourtant, l'apprenti avait lu la peur dans leurs yeux. Ils sentaient que ca se produirait. Mais ils avaient prefere fermer les yeux pour ne pas inquieter leurs clans. Ils avaient fait une erreur. Une enorme erreur. Pour eux, pour leur clan, pour le Clan des Etoiles. La paix de la foret serait a jamais bouleversee. Mais ce n'etait pas la seule betise. En s'unissant contre les lois du code du guerrier, ils avaient couru un grave danger qui avait mis en peril la vie de leurs camarades. Et les morts avaient paye a leur place. A cet instant precis, Nuage Celeste les comprenait, tous ces chats en colere pendant l'Assemblee. Leurs meneurs les avaient menes a leur perte. pas etonnant que la faute soit remise sur eux. Leurs compagnons, parents, soeurs, meilleurs amis avaient peri dans les flames a cause de la desinvolture des quatre leaders et leur non-respect du code du guerrier. Quel gachis !

À quoi penses-tu Nuage Céleste? Notre colère te semble-t-elle injuste?

Le novice se tourna a nouveau vers Echo du Temps. Injuste, ce n'etait pas le mot. Non. La colere etait juste qu'elle vienne des chats des clans, des chefs et du Clan des Etoiles. Finalement, tous avaient fait une erreur. Mais les meneurs endossaient toutes les responsabilites. Pourtant, tous avaient souffert. Le Clan des Etoiles en constatant que leurs proteges leur avaient menti. Les chefs en realisant que la perte de leurs camarades etait de leur faute. Les chats ayant perdu des proches. Et meme les chats morts en quittant leur famille et en se sentant isoles. Tous avaient decide de liberer leur rage. Mais cela n'avait fait qu'augmenter le chaos. L'Assemblee etait un vrai fiasco. Des dizaines de chats s'etaient retournes contre Etoile d'Aurore, Etoile d'Argile et Etoile de la Buse y compris Etoile du Matin, succedant a Etoile d'Emeraude. Certains avaient essaye de les defendre eux ainsi que le Clan des Etoiles. Pourtant, meme ces matous a la foi encore intacte ne croyaient plus a ce qu'ils disaient. Ils tentaient vainement de s'en persuader eux-meme, de convaincre les autres de leur conviction. Alors, il n'y avait pas d'injustice. Tout le monde etait dans l'erreur. Les chefs n'auraient jamais du etablir des relations secretes. Le Clan des Etoiles n'aurait pas du envoyer l'incendie qui avait cause plus de ravages qu'avant. Les chats n'auraient pas du accuser a tort leurs meneurs, creant une guerre interne de plus a mener. A present, des traitres profitaient de la situation en alterant les croyances. Et c'etait contre eux que les ancetres devaient etre en colere. Nuage Celeste remarqua alors que le veteran l'observait toujours. Il atttendait surement sa reponse. Le jeune chat reflechit, cherchant des mots qui ne blesseraient pas l'ancien guerrier. Quand il darda a nouveau son regard dans les prunelles de son interlocuteur, il savait exactement ce qu'il allait dire.

Je pense simplement que nous sommes quittes. Chacun a fait une erreur et nous avons tous ete punis. Alors pourquoi garder de la rancune pour des chats ayant subi un sort peu enviable a cause de leurs semblables ?

S'il avait dit ses mots d'un ton tranquille, c'etait toute sa colere qui s'exprimait en lui. Seulement il etait assez intelligent pour la contenir. Il ne souhaitait pas aggraver la situation en creant une guerre civile au sein meme du Clan des Etoiles. Et il ne voulait pas se mettre a dos tous les veterans de cette tribu quel que soit leur avis sur l'incendie. Les reponses aux trois questions du matou se trouvainet dans ses paroles. Mais une question lui brulait les levres. Il ne put s'empecher de la poser.

Est-ce que... est-ce que la sentence des chefs a ete decidee ?

J’ étais content. Il n’était pas quelqu’un d’impulsif, dont les gestes et les actes étaient dictés par son emportement et ses émotions. Peut-être persistait encore des traces de sentiments dans sa façon de voir les choses, mais cela ne l’empêchait pas de réfléchir avec sa tête; capacité que plusieurs semblaient avoir perdu au fil du temps. J’ai, depuis longtemps, observé ce genre de réactions dans le monde des vivants, et c’était bien plus qu’évident qu’ici, dans le monde des esprits, des morts et des protecteurs célestes, nous ne pouvions pas penser de la sorte. Nous devions rester impartiaux dans nos décisions, tout en étant le plus juste possible pour tout le monde. Cela dit… cette situation nous dépassait largement. La guerre entre les partisans du code et ceux qui avaient toujours confiance en leur supérieur; les chefs contre leurs propres combattants. Comment pouvions-nous rendre heureux tout le monde, sans distinction? Les uns devaient être punis, pas seulement parce que nous le voulions et qu’ils nous avaient… trahis, mais aussi parce qu’ils avaient bafoué les grandes lois qui régissaient l’organisation de nos Clans. Malgré la colère qui grondait dans nos ventres, la tristesse d’avoir été ainsi mis de côté, nous devions choisir de manière neutre, sans laisser nos sentiments prendre le dessus sur notre raison. Décider du choix le plus juste et équitable. C’était bien là toute la difficulté du travail des Anciens, et des anciens guerriers qui devaient se plier à leurs décisions. Ne pas laisser nos sentiments guider nos pensées, et rester le plus raisonnable possible, qu’importe la situation dans laquelle nous pouvions nous trouver. Sinon, il y aurait des injustices, des pertes inutiles, et plus que tout, dans ces périodes de crise, nous devions rester soudés et unis, vivants comme morts. Sans quoi, nous écririons notre propre perte sur les grandes lignes de l’histoire. Et, par instinct, je savais que cela n’allait pas tarder. En rapport avec les derniers évènements, je pouvais déjà déduire que tout allait partir en vrille, de la pire des manières. Nous la sentions tous, cette guerre sauvage, qui étendait ses griffes sanglantes sur nos plaines, nos collines et même notre ciel. Nuage Céleste pouvait bien penser que nous étions quittes, que chacun avait donné dans son offensive, que chacun avait souffert de l’attaque des autres, mais nous étions loin, très loin, d’avoir fini cette épisode de nos vies. Au contraire, tout ce mettait en mouvement à présent. Les engrenages, depuis longtemps restés silencieux, se remettaient en marche. Lentement. Doucement. Mais ils se débloquaient, sûrement. C’était effrayant… L’odeur de la discorde envahissait mes narines, elle amplifiait au rythme des cœurs. Boum… Boum… Boum…

« Pourquoi garder de la rancune?... », chuchotais-je à moi-même, sans offrir un regard pour le jeune apprenti à mes côtés. Effectivement, nous ressentions de la rancœur. Nous étions tristes. Et en colère… C’est contradictoire, pas vrai? Je disais, plus tôt, que nous ne devions pas laisser nos sentiments altérés nos choix, mais je n’ai jamais précisé que cela était facile de le faire. Nous avions tous été vivants à une époque, nous avions tous possédé un cœur, mais voilà, quelques fois, nous devions l’abandonner pour le bien commun. « Je ne sais pas… C’est sûrement une réaction… logique. Nous ressentons, nous aimons et parfois, nous haïssons. Seulement, face à ce genre de situation, nous devrions laisser nos sentiments de côté pour faire appel à notre raison, mais cette dernière peut être facilement étouffée… Nous sommes aussi aveugles, sourds et naïfs que des enfants », finis-je pas lâcher dans un ricanement amer. Nous étions aussi faibles que n’importe quel mortel.

Brusquement, je me levais avant de m’ébouriffer vigoureusement et de poser un regard sur le jeune novice. Mes yeux le scrutaient tranquillement, sans mal ou mépris, et je lui tournais le dos, lui faisant signe de me suivre. Dans des bonds agiles, nous avons traversé les grandes plaines de notre Univers céleste pour arriver aux bordures d’un cours d’eau éclatant et scintillant. À l’intérieur, nous avions l’agréable impression que la luminosité de millier d’étoiles était contenue dans ses eaux.

« Voici le Lac des Présages. En as-tu déjà entendu parler? Ce lac merveilleux nous permet de voir ce qui s’est passé, ce qui se passe et ce qui se passera sur terre. Il nous est d’une très grande aide. Maintenant, approche-toi-en, et laisse ton cœur observer les vagues de sa peau. Regarde ce qui s’est passé, et ce qui se passe en bas. »

Sans trop de difficulté, les eaux du lac se mirent à bouger d’elles-mêmes, comme secouées par une brise inexistante qui altérait sa surface tranquille et lumineuse. Puis, brusquement, des images apparurent. Des images d’une Assemblée, depuis longtemps passée, mais qui avait été l’élément déclencheur de toute cette tragédie; des images d’un jeune guerrier, vigoureux et fier, qui avait succombé à la folie et le délire; les amours de chefs censés être ennemis; le feu, des flammes, des cris et des pleurs. Tout défilait devant leurs yeux, braqués sur le Lac des Présages. Et puis brutalement, les images cessèrent de défiler, s’arrêtèrent sur une scène qui s’était produit. La précédente Assemblée, celle où Étoile d’Aurore et Étoile d’Argile avaient promis de ne jamais plus se revoir; celle où Étoile du Matin avait fervemment défendue ses idées, aux encouragements et cris de ses supporters; celle où des guerriers ambitieux avaient décidé de changer cette forêt, selon leurs propres lois; et celle où Étoile de la Buse, abattue et brisée, avait crié que son Clan ne croirait plus jamais au Clan des Étoiles. Je soupirais.

« Si tu serais à la place de nos Anciens, que choisirais-tu de faire Nuage Céleste? »

La surface du Lac des Presages continue a se mouvoir, montrant d'autres images de cette nuit. Cette nuit funeste pendant laquelle l'equilibre de la foret a ete bouleverse. Tu detournes la tete. Tu refuses de regarder a nouveau cette horreur. Mais les visages terrifies te hantent quand tu fermes les yeux. Tu revis cette angoisse, cette peur de mourir que tu as lu dans les yeux des fuyards. Ils ne meritaient pas une telle chose. Personne ne merite une telle mort. Alors pourquoi ? N'ont-ils pas ete suffisamment punis ? N'ont-ils pas assez souffert ? Ton esprit est encore marque par l'odeur du feu, les cris terrifies des felins, le fumet de la mort, present partout dans la foret. Mais plus que tout, tu te souviendra toujours de la reaction des autres, tes camarades defunts. Leur indifference te sidere encore aujourd'hui. Eux-meme qui sont morts, certains dans de douloureuses circonstances, ne ressentent-ils pas la moindre compassion pour leurs semblables ? Ont-ils perdu leur coeur en meme temps que leur vie ? Ou n'ont-ils tout simplement jamais eprouve de sentiment ? La surface de l'eau remue et la scene de la derniere Assemblee apparait. Tu l'as deja vue ce moment. Pourtant, tu ne te lasse pas de le regarder jusqu'au bout. Tu vois sur les visages des chefs leur detresse, leurs regrets et tu ne peux t'empecher d'avoir pitie d'eux. Certains guerriers essaient vainement de les defendre mais les autres, bien plus nombreux expriment leur colere sans repit. Quand cesseront-ils de se battre ? Puis vient le moment fatal, celui ou toute croyance a quitte Etoile de la Buse. Tu la comprend tout a fait malgre ta deception. Elle a tout perdu. Son compagnon, sa dignite, ses terres et meme son clan qui se retourne contre elle a present. Alors comment la blamer puisque le Clan des Etoiles est en partie responsable de ce desespoir ? Pourtant, ce n'est pas la solution. Sans cette croyance ancestrale, elle mene son clan a la perte. Tu ne peux t'empecher de pousser un long soupir. Si seulement tout etait comme avant, si rien n'avait change... Tout etait tellement simple... Peu apres la question d'Echo du Temps, le lac change une nouvelle fois de couleur. Cette fois-ci, il montre la vie apres l'Assemblee quand les clans reprennent possession de leurs terres. Etoile d'Argile semble preoccupe. Tu es certain qu'il ne parvient pas a oublier Etoile d'Aurore. Mais ca, tu peux l'accepter. Car toi non plus, tu n'as jamais oublie celle que tu aimais avant de rejoindre tes ancetres. La chef du Clan du Sable a l'air aussi deprimee que lui. Etoile de la Buse, quant a elle, est toujours desesperee meme apres sa decision. Seule Etoile du Matin dirige son clan comme s'il ne s'etait rien passe. Tu te tournes a nouveau vers le veteran :

Je ne punirais pas Etoile d'Aurore et Etoile d'Argile. Ils sont les premiers a souffrir de leurs erreurs et a assumer les consequences de leurs actes. Mais j'enverrai un message a Etoile de la Buse et aux autres chefs. Ce n'est pas le moment de perdre espoir et de douter du Clan des Etoiles. Et si la chef du Clan du Ciel ne revient pas sur sa decision, je suppose qu'elle perdra ses neuf vies et son nom de chef n'est-ce pas ?

Quand nous parlions de la jeunesse, nous la qualifions souvent d’imprudente, d’égoïste, d’individualiste, d’inexpérimentée, de simpliste, mais au fond, je me demande si ce n’est pas nous en fait les ignorants. Lorsque je regarde le monde défiler dans les yeux de ce petit apprenti, je me dis que nous, les adultes, avions beaucoup à apprendre de nos descendants. Ils n’étaient pas tous stupides… Et leur vision du monde longeait, voire dépassait largement, la nôtre. Ils étaient ouverts et lorsqu’une idée s’implantait dans leur esprit, il était assez aisé d’en effriter un peu les coins, de rendre cette réflexion plus juste, moins cruelle, plus… humaine – je ne peux dire ça autrement, puisse qu’il n’y a aucun terme pour décrire le sens juste et honnête de l’humanité… animale, mais vous aviez tout de même compris. Il nous était compliqué de tolérer quoi que ce soit, rendu à un certain stade, mais eux… ils trouvaient toujours une alternative pour rendre la chose plus équitable. Plusieurs pourraient croire en de la simplicité, à de l’ignorance vis-à-vis le monde cruel dans lequel nous vivions, mais, peut-être je ne sais pas vraiment, ça allait bien plus loin que ça… Je l’écoutais parler et quand il eut terminé, les traits de mon visage révélèrent la présence d’un sourire que je lui offris avec joie.

« Je commence à croire que les jeunes devraient diriger à la place des adultes… Il vous manque peut-être de l’expérience, mais vous possédez une sagesse qui me bluffe à tous les coups. »

Doucement, l’expression de mon visage retrouva son éternel masque de mélancolie et je relâchais une expiration de lassitude alors que je me détournais finalement du Lac des Présages. Vous pouviez croire ce que vous vouliez, mais revoir la souffrance et la détresse des miens lors de cet incendie forestier m’avait déchiré le cœur plus que ce que n’importe qui pouvait croire. J’avais des enfants en bas, une compagne que je chérissais encore aujourd’hui, alors que toute vie m’avait quitté. Je veillais encore sur eux, qu’importe les années qui avaient coulé sous le pont depuis. Ma famille était en-dessous et durant cette nuit, cette affreuse nuit, mon esprit n’avait fait que penser à eux. À chaque seconde, j’avais l’impression de vieillir plus que d’ordinaire à cause du stress. Oui je les aimais. Oui, j’avais hâte de les retrouver ici, avec moi. Mais plus que tout, je voulais qu’ils vivent leur vie. Au maximum avant que le destin des guerriers d’antan ne déclare qu’il était temps de les amener à leurs ancêtres. Alors, tant et aussi longtemps que ce jour ne viendra pas, je ne voulais pas qu’ils me rejoignent. Je souhaitais qu’ils puissent vivre heureux et longtemps, au contraire de moi ou même de Nuage Céleste et de tant d’autres ici. La vie nous avait été rapidement enlevée, c’est vrai, mais je ne voulais pas que celle de mes proches s’arrêtent aussi vite. Déjà, Bouton d’Or m’avait rejoint que trop rapidement, alors qu’elle n’était encore qu’une jeune lieutenante remplie de vigueur et dont la vie avait dessiné un bel avenir. Je ne voulais pas que tout s’accélère, que tout le monde se perd et se retrouve ici, avec nous, alors que l’existence était beaucoup plus palpitante, là, en bas… Même si elle n’était que plus cruelle et dure. Après un temps de pause, je finis par avouer mes pensées au petit novice:

« Malheureusement, je doute que les Anciens soient du même avis que toi. Peut-être, je ne sais pas, qui sait vraiment? Mais une chose est sûre, pour ce qui est d’Étoile de la Buse, ils feront certainement quelque chose pour la ramener à croire en nous… Et pour ce qui est de nos deux amoureux… je les comprends… Moi aussi il m’est difficile de… … vivre sans l’amour de ma vie et mes enfants… »

Oui, j’essayais de m’ôter de la tête l’image de mes enfants et d’Océan d’Opale pour revenir à ce petit apprenti, fort réfléchi, mais les sentiments, même si nous devions en réduire les impacts sur nos vies, prenaient souvent trop le dessus. Lentement, j’avais relevé la tête vers les cieux constellés d’étoiles avant qu’un nouveau sourire ne s’esquisse sur mes lèvres.

« Tu sais Nuage Céleste… Je me demande si les Anciens essayeront d’aider Étoile de la Buse parce qu’elle est notre protégée ou par simple… égoïsme. Car si les Clans ne croient plus en nous… nous disparaîtrons, parce que c’est la force de la foi qui habite chacun des nôtres qui nous maintient en vie. Sans eux, notre existence ne serait absolument… rien. Le néant. Le vide complet. »